Sam McGee, le retour

Ma toute première randonnée au Yukon, c’était il y a déjà presque quatre ans. C’était une semaine après avoir posé mes valises à Whitehorse. Sur la fin de l’automne, je m’élançais sur le sentier Sam McGee en compagnie de Marcelle, mon hôte de volontariat. J’avais des étoiles dans les yeux rien qu’à imaginer la nature sauvage de mon nouvel environnement. Je me souviens m’être fait la réflexion sur la quantité de lacs que nous croisions en voiture pour nous rendre jusqu’au départ de notre marche. Si je m’attendais à voir des montagnes en masse, je ne pensais pas qu’il y aurait autant d’étendues bleues dans les environs (j’apprenais quelques semaines plus tard que le Canada possède la plus grande réserve d’eau douce au monde avec ses plus de deux millions de lacs… voilà voilà, tout s’explique !). Bref, j’en avais pris plein les mirettes et je savais au fond de moi que cette randonnée aurait toujours une place particulière dans mon cœur. Personne n’oublie ses premières fois

Depuis ce jour de septembre 2016, j’étais retournée marcher sur ce sentier deux fois.

En hiver, début mars 2017, accompagnée de deux amis, nous avions tenté l’ascension mais avions rapidement calé une fois la trace disparue. Devant l’effort qui nous attendait face à la neige non tapée, nous avions décidé de faire demi-tour, et ce même si nous n’avions pas froid du tout. Il faisait pourtant près de -28°C quand nous avions chaussé nos raquettes à neige ce matin-là. Satisfaits du poste d’observation que nous avions atteint, nous laissions le froid nous mordre le visage et les mains, pendant que Yannick tentait tant bien que mal de faire décoller son drone dont la batterie peinait à braver l’air glacial.

Randonnée Sam McGee au Canada, dans les environs de Carcross.
Bove Island prise dans les glaces du lac Tagish. ©Kelly Tabuteau

Puis, au début de l’été 2018, en compagnie de mon Fisherman cette fois-ci. Proche du jour le plus long de l’année, nous avions commencé l’ascension aux alentours de 18 h 30. Le ciel était d’un bleu profond et malgré l’heure tardive, l’éclat du soleil saturait les couleurs et les reliefs environnants. Après deux heures de montée, nous atteignions le plateau rocailleux qui surplombe le lac Tagish et son Windy Arm. Comme toujours, Hazel nous attendait patiemment au sommet, alors que mon Fisherman et moi peinions légèrement sur la dernière partie. Pourtant, malgré la fatigue, une fois arrivés au cairn, un sourire béat s’était plaqué sur nos bouches, heureux d’être ici, seuls au monde, avec des montagnes à perte de vue. Le vent transportait à nos narines la douce odeur de quelques fleurs alpines alors que nous dégainions nos appareils photos pour capter la beauté qui nous entourait.

De ces trois expériences, je retenais de la sueur (même par -28°C), de la grandeur, de la magnificence et de la joie à l’état pur ; et j’avais envie de ressentir tout cela à nouveau, d’autant plus depuis que mes amis Mélanie et Stéphanie m’avait conté leur périple jusqu’à la vieille mine. Car oui, sur le sentier de Sam McGee, le randonneur suit les vestiges d’un tramway aérien menant à une ancienne mine d’argent. Si j’avais observé quelques pylônes en ruine, quelques godets et boîtes de conserve rouillées, je ne m’étais jamais rendue jusqu’à la mine en elle-même. Me voilà donc, ce dimanche 21 juin 2020, deux ans après ma dernière visite des lieux, à crapahuter à nouveau sur les traces de John Conrad et Sam McGee.

Fatiguée, Hazel s’assoit dès que je fais une pause photo. ©Kelly Tabuteau

Je commence à bien connaître le début de la randonnée. Le sentier, bien défini, s’élève gentiment. Devant moi, Hazel et Ouna zigzaguent dans tous les sens, humant certainement les odeurs des habitants des lieux : ours, chèvres des montagnes et écureuils pour ne citer qu’eux. À l’aide de mes bâtons de marche, je m’impose un rythme soutenu car je sais que la journée va être longue. Au fur et à mesure de mes pas, la végétation change : les peupliers font place aux conifères qui eux-mêmes finissent par disparaître me laissant simplement avec une flore naine. Je ne vais pas me plaindre car cela signifie que la vue se dégage enfin… et quelle vue ! Loin devant, je distingue Dail Peak alors que sur ma droite, c’est le sommet de la montagne Montana qui me surplombe. Je suis subjuguée par le décor. Ici, les paysages semblent être restés coincés au printemps. Le sol commence juste à verdir alors que des plaques de neige sont encore présentes çà et là.

Il n’empêche que, sans l’abri des arbres, je suis fouettée par des rafales de vent frais qui me malmènent quelque peu et freinent ma progression. Je sens mes mains et mes oreilles se refroidir rapidement, m’obligeant à me couvrir davantage. Je sors donc coupe-vent, gants et bonnet (oui oui, un 21 juin…) pour me réchauffer et continuer mon avancée. À l’horizon, je distingue à peine la mine. Je marche péniblement contre le vent. Petit à petit, je discerne plus précisément les contours de la ruine et ma motivation regrimpe en flèche. En moins de temps que je ne l’aurais cru, j’atteins mon premier objectif de la journée. Incertaine de la stabilité des bâtiments, je reste cependant en retrait, mais savoure le moment, tout en m’interrogeant sur la suite de mon aventure. J’avais prévu me rendre jusqu’au sommet d’une crête derrière la vieille bâtisse mais je dois admettre que le vent joue avec mes nerfs. Je continue un peu afin de trouver un endroit à couvert du vent où je pourrai déjeuner et choisir que faire.

D’où je suis, je devine la crête que je m’apprête à gravir. J’ai déjà un peu plus de 1.100 mètres de dénivelés positifs dans les jambes et l’ascension finale promet encore de jolies pentes rocailleuses. J’hésite… faire demi-tour ou continuer ? S’il n’y avait pas de vent, la décision serait facile mais je m’interroge sur mes capacités dans de telles conditions. Mes sandwiches semblent malgré tout m’avoir redonné des forces et je me sens requinquée. Je m’élance donc vers ma destination finale. J’évolue sur une crête relativement large, slalomant sur de gros rochers. Sur ma droite, la montagne Montana se fait de plus en plus imposante alors qu’à gauche, je découvre des sommets enneigés qui dominent un lac alpin d’un bleu turquoise intense. Je suis obligée de m’arrêter, submergée par l’émotion qui me saisit devant tant de splendeur.

Après quelques minutes, je me remets en route. Le sommet ne semble pas se rapprocher d’un poil et j’ai l’impression que le temps s’est arrêté. Pourtant, en moins d’une heure, j’atteins enfin mon deuxième (et dernier) objectif de la journée. Hazel est déjà au cairn, je la regarde en souriant, puis lui dit « We did it, pup’ ». Elle me rend un regard que je ne sais déchiffrer mais que j’interprète comme un « It’s just another summit, mum… ». Blasée, elle se couche déjà alors qu’Ouna est toujours en train de vadrouiller à droite à gauche. La sagesse de l’âge contre la fougue de la jeunesse… Je sens les larmes couler sur mes joues. Je mets cela sur le vent qui ne cesse de me cingler. Mais je réalise rapidement que je me mens à moi-même : je suis en train de pleurer. Je suis émue. Envahie par un sentiment de bonheur profond, une impression d’apaisement intense dans la plénitude de cette beauté, je lâche prise et me laisse aller à mes émotions. C’est donc cela vivre le moment présent ? Devant moi, le mont Matheson avec au loin, le lac Bennett. Derrière moi sur la gauche, le Windy Arm se dessine entre deux sommets, sur la droite, c’est la majestueuse Montana qui me domine alors qu’en contrebas, le lac Tagish tente une percée.

Je reste ici, sans voix, une petite demi-heure avant de me décider à prendre le chemin du retour. Je me sens légère et ce n’est pas uniquement car le sentier descend. Je prends mon temps, me délectant de ces paysages si envoûtant, tentant de graver à jamais dans ma tête chaque détail du panorama qui s’offre à moi. Vite, bien trop vite, je suis à la voiture et j’ai l’impression de sortir d’un rêve éveillé, rêve que je prévois pourtant revisiter prochainement lors de ma traversée du plateau Montana.

« Être heureux, c’est être soi-même. Ce n’est pas imiter les gens heureux, mais suivre sa voie, ce n’est pas attendre que quelqu’un fasse notre bonheur, mais c’est le chercher en dedans de soi. », Empreintes dans la neige, Marcelle Fressineau.

4 réflexions sur “Sam McGee, le retour

  1. Ce texte est une délectation.
    Merci pour nous m’avoir emmené dans cette magnifique promenade, au milieu de paysages sublimes. Merci pour ta sensibilité, pour toutes ces photos splendides.
    Encore un reportage que je vais soigneusement conserver.
    Encore merci, Kelly, et à bientôt de te lire et de se revoir.
    Bisous.

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    1. Merci Willy d’être toujours présent malgré mon irrégularité dans mes publications. Je suis ravie que ce texte t’est plu. Cette rando fait définitivement partie de mon top 5 au Yukon à date !
      À bientôt !

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  2. Toujours aussi belle écriture, sans parler des paysages. Cela donne vraiment envie de marcher dans cette splendeur. Superbes photos et quel courage. Bonne continuation dans tes randonnées qui t’apportent tant de plaisir. Je te fais de très gros bisous ma chérie.

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